Un homme riche et de grand renom avait une femme courtoise et sage. Tous deux, leur famille élevée, se résolurent, pour mieux honorer Dieu, à suivre sans défaillance les voies d’une vertu parfaite. Longtemps demeurés fermes en leur propos, ils se sanctifièrent ainsi. Mais le diable, toujours jaloux de tout bien, travailla de telle sorte qu’il réussit à induire le mari en tentation. Il le pressa et le tracassa tant qu’il réussit à l’amener à violer ses bonnes résolutions. Sa femme, en vain le voulut retenir. Voyant ses cris et ses paroles inutiles elle ne sut retenir, dans sa colère, des mots imprudents et s’écria : « Si un enfant m’est donné, si beau qu’il naisse, au Diable je le livre et octroie… ». Or, le Malin était là et l’entendit.

Un fils vint, un enfant admirable de corps et d’âme, d’esprit subtil et qui, sitôt appliqué aux lettres, y réussit à merveille. Comment sa mère l’eût-elle haï, malgré son vœu ? Mais quand il lui revenait en mémoire que c’était aux ténèbres qu’elle avait livré cette lumière, elle ne pouvait se tenir de se lamenter et ses larmes arrosaient, pareilles à des ruisseaux, son clair visage. Elle ne confia rien à personne et attendit pleine d’angoisse. Douze ans s’étaient écoulés quand Satan lui apparut :

— « Dame, lui dit-il, fais-moi droit et tiens ta promesse : je ne l’ai, non plus que toi, oubliée. Dans trois ans je reviendrai pour que tu y satisfasses et rien ne remplacera le juste prix que j’en attends. »

À ces paroles terribles la dame se lamente, frappe sa poitrine et mène, depuis, des jours plus misérables encore. Chaque soir, quand son fils rentre, elle le prend contre elle, le contemple, soupire, puis soupire encore. Tant qu’enfin il s’étonne et murmure tout chagrin :

— « Mère, pourquoi ne pouvez-vous pas me regarder sans pleurs ? Quelle peine vous ai-je faite ? Quand mon père joue avec moi, il rit et se divertit sans arrière-pensée. Vous sanglotez au contraire, en m’apercevant, et moi, mon cœur se fend de vous voir en larmes. Quelle peine ainsi vous tourmente, mère, mère très douce qu’avez-vous ? »

Il la pria tant qu’un jour, à voix basse, comme à confesse, il connut d’elle le secret. Alors, éperdu à son tour, il implora, les mains jointes, Notre Dame qui, déjà, le sauva une première fois, peut-être, en le préservant du désespoir.

Que faire cependant ? Il prit conseil et résolut, quittant les siens, d’aller demander secours au puissant évêque de Rome. Le Saint-Père ne sut que dire et se contenta de le renvoyer, muni de lettres de créance, au patriarche de Jérusalem. Le patriarche assembla ses prêtres qui, tous, admirèrent le port aimable et la noble vertu du jeune homme mais ne surent le soulager. « Nous ne sommes pas assez saints, se dit le patriarche, pour résoudre un cas semblable ». Il lui souvint d’un ermite qui habitait au loin et menait une vie si parfaite dans le renoncement que les anges le visitaient et qu’il conversait avec eux. Il donna d’autres lettres à l’enfant et, l’encourageant, lui prescrivit d’accomplir ce suprême pèlerinage.

Longue et dure était la route. Le solitaire demeurait en un bois si retiré qu’à deux jours de marche autour on ne trouvait nulle trace humaine. Il vivait dans la prière et ne se nourrissait que d’un pain d’éclatante farine, plus blanc que neige et plus doux que miel, que Dieu, à none, chaque jour lui envoyait par un de ses anges. Un jour, il en reçut deux et il sut, par là, que quelqu’un était en route pour le venir trouver. Bientôt l’enfant apparut et, quoique harassé, le salua courtoisement au nom du Seigneur Jésus qui, pour nous tous, étendit ses membres sur la Croix, lui remit son parchemin et lui découvrit l’étrange et menaçante merveille dont il venait se garantir près de lui.

Il arrivait à point. On était au samedi de la sainte semaine et le lendemain expirait le terme fixé par le Démon. Le saint homme prit par la main l’enfant qui tremblait de tous ses membres, le mena dans la chapelle et tâcha de le réconforter.

— « Ami, fit-il, qu’il te souvienne de la mère qui, là-haut, siège. Dame est du Ciel, dame est d’Enfer, et si l’ennemi te tenait enfermé dans sa géhenne sous triple porte il ne lui coûterait qu’un regard, qu’un geste pour que tes chaînes tombent et que tous les diables s’enfuient épouvantés. Sois donc joyeux et prends courage. Là où la lumière luit si claire, les ténèbres ne prévaudront pas. »

Ayant dit, des deux mains, il traça sur lui le signe de la croix, puis, ensemble, ils jeûnèrent jusqu’au soir, rompirent les pains apportés par l’ange, dirent matines et se tinrent en oraison jusqu’au jour.

L’aube pascale venue, l’ermite, après maints soupirs et maintes larmes, se préparait à célébrer le sacrifice. Voulant communier l’enfant pour déjouer toute ruse et toute volonté même de l’adversaire, il le plaça sur les degrés de l’autel, le tabernacle devant, pendant qu’il le protégeait par derrière. Mais, juste au moment où il allait prononcer les paroles consécratoires, Satan, aux aguets, put se saisir de sa victime qui disparut soudain.

— « Ah, Dieu ! cria le saint homme confondu et, peut-être, avec une pointe de dépit. — Ah, Dieu ! souffrirez-vous cela ? Ô Vierge, si tu t’éveillais ! Tu me parais bien endormie, ô Madame sainte Marie. Voudras-tu bien qu’on te ravisse celui qui s’est mis sous ta loi ?… »

Il se désespérait et sanglotait. Mais la Mère du Roi de gloire ne le laissa pas à sa peine. Comme il disait : Per omnia, pareille pour lui à la plus suave des musiques, il entendit la voix de l’enfant qui lui répondait Amen. Il le revit à travers ses larmes, maintenant joyeuses, lui donna le baiser qu’échangent ceux qui s’emploient au divin service, et, avec une dilection parfaite, très doucement, plaça l’hostie sur des lèvres qui souriaient.

La messe finie, l’enfant se mit à conter à l’ermite comment Notre Dame l’avait délivrée. Le Diable et sa compagnie l’emportaient en hâte avec des cris et des contorsions de joie. Mais dès qu’ils aperçurent, venant à eux, la Dame céleste, ils se dispersèrent, l’abandonnant et sans que rien ne les arrête dans leur fuite, ni ne leur donne envie de se retourner. Plus tôt que vent n’abat la pluie, ils durent gagner leur royaume tout furieux et tout confus.

Les mains jointes, le bon ermite rendit grâces à la Mère du Roi qui tout créa. Puis, il exhorta son jeune compagnon, l’invitant à se rappeler cette grâce insigne et décisive et à se donner sans réserve à celle qui venait de l’arracher aux dures griffes de l’enfer.

— « Sire, répondit le jeune homme, Dieu mette en moi telle force de le servir que je puisse mériter son amour. »

Tous deux, ensuite, dans leurs adieux, mêlèrent leurs soupirs aux larmes, et très amer et douloureux leur fut le départ.

L’enfant revint d’abord chez le patriarche et vous imaginez la fête qu’on lui fit. Mais il ne s’attarda pas plus au retour qu’au voyage. On sait trop qu’une âme généreuse ne trouve jamais un pays qui lui soit aussi doux que le sien et on devine encore la joie que dut éprouver une mère anxieuse et repentante à la vue d’un fils dont elle avait failli causer la mort et la damnation. Que son cœur battît joyeux et clair dans sa poitrine dès qu’elle le contempla sain et sauf ! Petits et grands, bien haut, louèrent la Vierge et sa puissance et celui qu’un tel miracle avait épargné s’enflamma pour Madame sainte Marie de cet amour si savoureux qu’il laisse bien loin, ternes et fades, toutes les humaines amours.

(Extrait de l’ouvrage Les plus beaux miracles de la Vierge de Gauthier de Coincy)